Des millions de dollars disparus « Nos auditeurs ont besoin d’autonomie » – des solutions pour mettre fin à la corruption qui alimente l’insécurité au Sahel.
L’impact corrosif de l’abus de pouvoir sur les perspectives de paix et de justice en Afrique de l’Ouest a été illustré lors de notre dernier événement organisé à Peace Con ’23. Les intervenants de la région ont déploré une “célébration” de la corruption dans des pays où des millions de dollars destinés à la lutte contre le terrorisme ont disparu, tandis que des soldats ont perdu la vie en raison d’un manque d’équipement. Nos responsables du plaidoyer Ara Marcen Naval et Najla Dowson-Zeidan font le point sur les idées et les recommandations formulées par leurs collègues du Sahel.
Le Cadre : un moment charnière où le monde se trouve à mi-parcours des objectifs de développement durable (ODD) et entame des discussions sur le nouvel agenda pour la paix des Nations Unies. Il s’agit d’un moment crucial pour faire la lumière sur la corruption en tant que catalyseur menaçant de conflit, entravant la paix et le développement durable.
Dans ce contexte, Transparency International Défense et Sécurité a réuni au début du mois un panel composé d’intervenants basés au Burkina Faso, au Niger et au Nigeria, foyers de conflits en Afrique de l’Ouest, à l’occasion d’un événement organisé par l’Alliance pour la paix dans le cadre de la conférence sur la paix 2023. Notre session était intitulée “S’attaquer à la corruption pour la paix : Les approches anti-corruption pour lutter contre la fragilité et l’insécurité”. L’objectif ? Souligner le rôle indispensable de la lutte contre la corruption dans la réalisation de la vision de paix, de justice et d’institutions fortes de l’ODD 16 et écouter la voix de celles et ceux qui ont consacré des années à la redevabilité de leurs secteurs de sécurité, à amplifier leur efficacité et à leur donner les moyens de faire face aux conflits et à l’insécurité et de protéger la vie des civils.
Le panel a appelé à ce que la lutte contre la corruption devienne une priorité absolue, comme le prévoit l’objectif de développement durable n° 16. Il est temps qu’un mouvement mondial œuvre à la redevabilité des gouvernements, ouvrant la voie vers un avenir où la corruption est démantelée, où la justice prévaut et où le développement durable prospère pour tous.
Témoignages de première ligne
Nous avons entendu des récits provenant de trois pays : Nigeria, Niger et Burkina Faso.
Nigeria – la corruption est célébrée
Bertha Eloho Ogbimi, représentant le Civil Society Legislative Advocacy Centre (CISLAC) au Nigeria, a illustré la manière dont la corruption effrontée a entravé les progrès dans la résolution de l’insécurité et de l’insurrection dans le pays au cours des dernières années. Le conflit a ravagé la nation, alimenté par la corruption qui siphonne les fonds, affaiblit les forces de sécurité et empêche une résolution efficace.
La corruption au Nigeria a rendu la population vulnérable et les voies de la paix non résolues. Bertha a brossé un tableau saisissant de la situation, en décrivant les différents domaines de risque mis en évidence dans l’évaluation de l’indice d’intégrité de la défense gouvernementale (GDI) du Nigeria. Des exemples ont été présentés, tels que le détournement d’argent des budgets publics, comme dans le cas de la saga du Dasukigate, où jusqu’à 2 millions de dollars auraient été détournés d’un budget consacré à des acquisitions d’armes.
Ce scandale a laissé les forces de sécurité et de défense en manque de ressources pour faire face aux multiples menaces, tandis que les rôles clés étaient attribués sur la base du népotisme plutôt que de l’aptitude.
Plus alarmant encore, Bertha a décrit comment des membres du personnel militaire ont eu recours à des ventes d’armes destinées à lutter contre l’insurrection pour compléter leurs revenus. Bertha a fait référence à des enquêtes qui “ont prouvé sans l’ombre d’un doute que l’une des principales raisons pour lesquelles cette insécurité n’est pas encore traitée de manière holistique est le fait que certaines personnes profitent financièrement des retombées de l’insécurité”.
La responsable de programme de la CISLAC a ensuite parlé des agences de sécurité qui ont pris le contrôle de petites entreprises appartenant à des citoyens, les soumettant à un chantage pour payer une protection financière sous la menace d’être accusées d’être impliquées dans des activités terroristes.
Elle a souligné l’impunité qui règne dans le secteur. Même les affaires de corruption qui, dans un premier temps, parviennent devant les tribunaux et attirent l’attention des médias s’essoufflent après un certain temps et semblent ne pas donner lieu à des poursuites. Bertha a dépeint une sombre réalité en déclarant : “Au Nigeria, la corruption est célébrée… les gens sont promus pour récompenser leur corruption. Il ne devrait pas en être ainsi et cela ne peut pas être la norme”.
CISLAC a milité sans relâche pour la lutte contre la corruption dans le secteur de la défense, en s’engageant activement auprès des institutions de défense nigérianes. Cependant, l’organisation a constaté des obstacles à un engagement plus large de la société civile sur ces questions, ce qui compromet la mission de démanteler l’impunité et d’assurer la redevabilité du secteur. Bertha a souligné le besoin urgent de renforcer la société civile, en encourageant sa participation informée. Il s’agit là d’un effort permanent poursuivi par la CISLAC en collaboration avec des partenaires dans l’ensemble du pays.
Niger – traduire des défis en recommandations
Shérif Issoufou Souley a représenté l’Association Nigérienne de Lutte Contre La Corruption (ANLC). Il a décrit l’inaccessibilité de la défense et de la sécurité du Niger aux yeux des communautés et de la société civile.
Opaques et donc non scrutés, il a décrit comment ces secteurs héritent de pratiques anciennes de secret et de répression établies à l’époque coloniale. Shérif a mis en lumière ” le manque de redevabilité, l’opacité et le manque de communication avec les civils de ce secteur “.
Ajouté au contrôle limité découlant du secret défense, cet environnement est devenu un terrain propice à la corruption et à la mauvaise gouvernance. Shérif a mis en évidence les domaines critiques où la corruption s’est infiltrée.
L’opacité due à l’utilisation abusive du secret défense est un obstacle même pour les organes de contrôle au sein des départements d’audit et législatifs, y compris la commission de la défense et de la sécurité du parlement. Un récent audit indépendant mandaté par le ministère nigérien de la défense a révélé que des dizaines de milliards de francs CFA (dizaines de millions de dollars américains) ont été attribués au budget des marchés publics du ministère de la défense, sans que l’on sache ce qu’il est advenu de cet argent, ce qui a des conséquences évidentes sur les ressources dont disposent les forces armées.
En réponse aux scandales de corruption alarmants dans le secteur, l’ANLC a mené un plaidoyer pour l’adoption de textes législatifs garantissant la transparence et la redevabilité à travers des mesures de lutte contre la corruption dans ce secteur. Cet avant-projet de loi est maintenant approprié par des parlementaires au Niger. ANLC a par ailleurs travaillé à la mobilisation de la société civile, en organisant des débats publics sur la sécurité et la corruption et en réunissant des comités de civils et d’acteurs de la sécurité. L’objectif était de “promouvoir la bonne gouvernance et de s’attaquer à la corruption… afin que l’armée et la société civile puissent travailler main dans la main pour résoudre ces problèmes”.
Le dialogue civilo-militaire établi par l’ANLC a débouché sur un forum national pour la paix et la sécurité, regroupant des acteurs de tous les secteurs et de toutes les régions du Niger. Les défis ont été traduits en recommandations qui ont été présentées au président de la République du Niger, Mohamed Bazoum. ANLC a expliqué que la méfiance entre les civils et les forces de sécurité dans les régions frontalières nuit à la sécurité. Les forces de sécurité doivent établir de meilleures relations avec les populations locales.
Burkina Faso – pris en otage par la corruption
Enfin, apportant une perspective claire du Burkina Faso, Sadou Sidibe, conseiller principal du DCAF en matière de réforme du secteur de la sécurité (RSS), a révélé l’impact périlleux de la corruption sur les efforts de RSS. “La corruption est le carburant de l’insécurité”, a-t-il dit, rappelant à tout le monde l’impact profond qu’elle a sur la sécurité humaine. “Aujourd’hui [au Burkina Faso], la corruption est devenue systématique… la sécurité et le développement sont pris en otage par ce problème.
Les jeunes officiers militaires qui ont mené le coup d’État de 2020 ont justifié leur prise de pouvoir en soulignant la corruption qui régnait dans le secteur de la défense, où une grande partie du budget alloué aux programmes d’acquisition avait été détournée par des fonctionnaires corrompus.
La justification de la junte pour le second coup d’État, en 2022, s’est également appuyée sur des allégations de corruption – cette fois-ci affirmant qu’une grande partie des dépenses destinées à la lutte contre le terrorisme avait été détournée par leurs prédécesseurs.
Par conséquent, la corruption est dorénavant au cœur du débat au Burkina Faso, et Sadou a décrit comment la corruption est devenue endémique à différents postes, que ce soit dans la chaîne de la commande publique, la gestion du budget et même dans certains cas avec les bailleurs de fonds.
Pour aborder ces questions, le DCAF en partenariat avec l’autorité supérieure de contrôle d’Etat et de lutte contre la corruption (ASCE-LC) a organisé des ateliers régionaux avec les principaux organes de contrôle du Mali, du Niger et du Burkina Faso, ainsi qu’avec la société civile, afin de discuter et de convenir des meilleures pratiques en matière de gestion des ressources dans la gouvernance du secteur de la défense.
Sadou a mis l’accent sur les domaines clés dans lesquels la réforme institutionnelle peut jouer un rôle dans l’élimination du potentiel de corruption : le renforcement de l’autonomie des fonctions d’audit et la réglementation du secret défense afin de permettre une veille et un contrôle externes.
Il y a eu des avancées positives ces dernières années, comme l’exemple de RENLAC, une coalition d’organisations de la société civile burkinabè de lutte anticorruption qui a réussi à engager un procès et à faire déférer un ministre de la Défense pour corruption en 2018. Mais M. Sadou a souligné l’importance pour le rôle important que doit jouer le système judiciaire en donnant suite aux affaires de corruption afin de montrer qu’il n’y a pas d’impunité. Alors que les budgets de défense dans la région ont explosé au cours des cinq dernières années, notre dernier intervenant a souligné l’importance de mécanismes de contrôle efficaces pour réduire la menace de la corruption dans le secteur.
En outre, pour garantir un développement pacifique et durable avec la sécurité humaine au cœur, il est primordial que la corruption reste au premier plan des conversations nationales, régionales et mondiales.
Comme l’a bien résumé Martijn Beerthuizen, président de notre panel et coordinateur politique au ministère des affaires étrangères des Pays-Bas, “la corruption remet en cause la confiance dans le secteur de la sécurité et s’attaquer à la corruption en tant que problème nous aidera à garantir des sociétés pacifiques”.
Le message retentissant du panel était clair : Nous devons aller de l’avant avec une détermination inébranlable, unis dans notre mission de démanteler l’emprise de la corruption, de faire respecter la justice et d’ouvrir la voie à des sociétés harmonieuses et sûres.